Jean-François Gruson, directeur adjoint des Etudes économiques à l’Institut français du pétrole (IFP).
Pouvez-vous présenter l’Institut Français du Pétrole ?
L’IFP est un organisme public de recherche et de formation, à l’expertise internationalement reconnue, dont la mission est de développer les énergies du transport du 21e siècle. Il apporte aux acteurs publics et à l’industrie des solutions innovantes pour une transition maîtrisée vers les énergies et matériaux de demain, plus performants, plus économiques, plus propres et durables.
Pour remplir sa mission, l’IFP poursuit 5 objectifs stratégiques complémentaires : capter et stocker le CO2 pour lutter contre l’effet de serre – diversifier les sources de carburants, en particulier avec les biocarburants – développer des véhicules propres et économes en carburant – transformer le maximum de matière première en énergie du transport, en particulier dans les raffineries de pétrole – repousser les limites du possible dans l’exploration et la production du pétrole et du gaz.
L’IFP a également une mission de formation. Son école d’ingénieurs, partie intégrante de l’IFP, prépare les générations futures à relever ces défis. IFP School est une école de perfectionnement pour les diplômés d’autres écoles d’ingénieurs ou disposant d’un master universitaire dans les mêmes types de qualifications, c’est-à-dire plutôt exploration, production, raffinage, économie ou moteur. Le recrutement est largement internationalisé.
Pour terminer, l’IFP a développé depuis sa création une politique de filialisation pour valoriser ses développements industriels, ses découvertes. Aujourd’hui, la principale filiale de l’IFP est dans le domaine du raffinage et de la pétrochimie avec la société Axens, qui est une filiale à 100%. La compagnie fabrique et vends des catalyseurs et des procédés pour l’industrie.
Le prix du brut atteint des records. Comment s’explique cette flambée des cours ?
En fait, on constate que depuis 2003, il y a une progression continue des prix du brut. Le prix moyen du brut est passé de 25 à 35, puis 50, puis 65 $. Cette année, on risque d’être en moyenne entre 75 et 80 $ à la fin de l’année. On a un « trend » haussier continu depuis 2003. Pourquoi cette évolution ? A cela plusieurs raisons. D’un côté, il y a une forte croissance de la demande de la consommation pétrolière dans le monde, essentiellement tirée par les pays émergeant (la Chine et l’Inde principalement, mais pas seulement). Chaque année, il y a plus d’un million de barils par jour (bpj) qui sont demandés en plus par le marché.
De l’autre côté, c’est-à-dire du côté de la production de pétrole brut, petit à petit on a une disparition des excédents de capacité non utilisés. Ces excédents pouvaient représenter près de 7 à 8 millions de bpj au début des années 2000. Aujourd’hui on a du mal à se tenir autour de 2 à 3 millions de bpj. Dès qu’une plateforme s’arrête ou dès qu’un pays prend une décision de ralentissement de sa production par exemple (comme l’a fait le Mexique ces dernières semaines suite aux ouragans), on arrive tout de suite à une « contraction » de l’offre de pétrole brut pour le marché.
Et du côté des investissements…
Concernant l’offre de pétrole brut, on a également un déficit d’investissement sur une longue période, ce qui fait que même si les compagnies pétrolières internationales ont fait beaucoup d’investissements pour chercher dans des zones plus difficiles (offshore profond, sables asphaltiques du Canada, Golfe du Mexique et Golfe du Niger), les grandes zones de grandes réserves, qui sont essentiellement au Moyen-Orient ou en Russie, n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’investissements en terme de recherche pour trouver de nouveaux gisements ou en terme de production pour accroître la production des gisements existants. Le coût unitaire de ces investissements a également fortement augmenté, ce qui est un élément de plus pour freiner les investisseurs. On peut considérer que l’ensemble des coûts dans la chaîne pétrolière (matières premières, matériaux nécessaires, coût d’ingénierie) a en général doublé depuis 3-4 ans.
Point qui s’est ajouté à l’intervention américaine en Irak , la production irakienne fluctuante n’est pas revenue au niveau où il était envisagé qu’elle revienne. Certains prévisionnistes disaient que dans les 2 ans, l’Irak produirait à nouveau 3 à 4 millions de bpj. En fait, ce n’est pas le cas. Les conditions en Irak font que la production stagne entre 1 et 2 millions de bpj dans les meilleurs des cas.
Ces éléments sont des éléments supplémentaires qui nous laissent dans une situation de tension. Au-delà de cette forte tension à la hausse que l’on constate depuis près de 4 ans, on a de très fortes volatilités : des fortes volatilités journalières, hebdomadaires, voir saisonnières. Il y a donc plusieurs éléments qui vont intervenir sur ces fluctuations et pousser les cours à la hausse ou, au contraire, à la baisse.
Il ne faut pas oublier que même si aujourd’hui on a encore un niveau de prix qui reste très élevé, avec une volatilité plutôt vers le haut, l’année dernière à la même époque, on était dans une phase de baisse assez forte du prix du brut. En novembre 2006, on était redescendu à presque 50 $ le baril. De la même manière, le prix du baril avait baissé en octobre 2005. Aujourd’hui, on ne constate pas cette baisse « saisonnière ».
Pourquoi n’a-t-on pas connu cette « baisse saisonnière » ?
Traditionnellement, le quatrième semestre est celui où la consommation est en principe la plus faible. C’est la période où normalement on fait le moins « appel » au pétrole brut, dans la mesure où les stocks ont été reconstitués auparavant. Il est donc logique qu’à cette époque, il y ait une tendance à avoir une baisse des prix.
Aujourd’hui, on ne constate pas cette baisse, parce qu’il y a un certain nombre de phénomènes qui poussent dans un sens contraire. Il y a des niveaux de stocks qui sont bas. Les annonces faites toutes les semaines de niveaux de stocks plus bas que prévus renforcent la tension sur les prix du brut. On a également des événements géopolitiques. Il y a les crises qui se sont passées au Liban, le problème iranien, qui restent des éléments déstabilisants pour le marché. On a eu également pas mal de queues d’ouragans sur le Golfe du Mexique où certaines plateformes ont du s’arrêter de fonctionner.
C’est également une période où il y a des annonces de maintenance, c’est-à-dire qu’on arrête l’exploitation de certains champs pour faire la maintenance sur les équipements. Il y a donc eu toute une série d’évènements qui n’ont pas permis de faire apparaître cette baisse saisonnière sur le prix du brut.
Il y a également eu de gros transferts de flux financiers qui étaient positionnés sur un certain nombre de marchés boursiers vers le marché pétrolier. On a une part d’opérateurs financiers souvent appelés d’une manière générale « spéculateurs », qui interviennent sur tous ces marchés car les perspectives de réaliser des gains sur le marché du pétrole étaient meilleurs que sur d’autres marchés, notamment à la suite de la crise immobilière aux Etats-Unis. Quand on a beaucoup de positions qui se mettent sur ces marchés, en général, ce sont des éléments qui poussent à la hausse.
Le phénomène peut-il s’inverser ?
C’est un phénomène qui peut s’inverser. Après le pic de l’été 2006, les cours du brut avaient baissé. Aujourd’hui, on n’a pas constaté cette baisse. On est resté sur un pic de croissance alors que normalement on aurait pu avoir une légère baisse des prix. Il y a tous ces éléments qui jouent pour avoir poussé les prix vers le haut et notamment des niveaux de stocks peuvent être plus bas que d’ordinaire à cette époque.
Tous les pays européens sont-ils touchés de la même façon ?
Les prix sont des prix internationaux. Au départ, partout sur la planète le prix est le même. Celui qui souhaite acheter un baril de brut doit le payer selon les qualités du brut, entre 80 et 100 $ actuellement. Mais, ce que les Européens ont comme avantage, au moins de ce point de vu là, c’est le renchérissement de l’euro. Si on trace les cours en euros, au lieu de les tracer en dollars, on voit que la hausse est moins forte exprimée en euros qu’elle ne l’est exprimée en dollars. C’est également l’un des éléments qui fait que les pays producteurs de pétrole ne sont pas tellement favorables à faire des investissements ou décider d’accroître leur production, dans la mesure où ils le peuvent, pour espérer détendre le marché. Eux, ils considèrent qu’aujourd’hui, même à 90 $ le baril, leur pouvoir d’achat a pu « baisser » sur un certain nombre d’équipements du fait de l’affaiblissement du dollar par rapport aux autres monnaies.
Concernant les réserves mondiales, à quel niveau se situent-elles ?
Aujourd’hui, on n’est pas sur une problématique de « Pic Oil », ou d’épuisement des réserves. On est sur une problématique de tension entre ce qui peut être produit à très court terme et ce que demande le marché. On a peu de flexibilité tout de suite. Le moindre incident se traduit par une forte volatilité.
Pour résoudre ce problème, il faut agir de deux manières. En maintenant une croissance économique qui permette d’assurer la richesse des personnes, des entreprises et des Etats, il faut d’abord baisser la demande, soit par des incitations au niveau des équipements, soit par des incitations au niveau des comportements, soit par une politique active en matière de développement de solutions alternatives à la solution pétrole, avec une certaine visibilité sur plusieurs années. Il ne faut pas prendre des décisions dont on sait qu’elles pourraient être remises en cause dans 2 ans. Ça ne facilite pas la mise en place d’un nouveau schéma de développement.
De l’autre côté, il faut que concernant la production de pétrole, des investissements soient réalisés de manière à donner un peu plus de mou, un peu plus de flexibilité au système et d’éviter que les tensions montent. Il est certain que l’on ne pourra pas accroître la production qui se situe aujourd’hui autour de 85 millions de bpj à des niveaux exponentiels pendant des centaines d’années. Il est probable qu’une production mondiale autour de 95-100 millions de bpj sera difficile à atteindre et difficile à maintenir dans le temps.
Comme on est déjà à 85 millions de bpj et qu’on continue à croître et à s’approcher petit à petit de cette valeur symbolique de 100 millions de bpj, on se rapprochera des points les plus difficiles et les plus durs en matière de réserves. On se rapprochera de ce que certains appellent le « Pic Oil », et que nous appelons plutôt un « Plateau Oil », c’est-à-dire une phase de stabilisation de la production de pétrole avant de connaître un déclin. On n’a pas de date précise. On pense que c’est quelque chose qui ne devrait pas se produire avant 2020. Est-ce que ça sera tout de suite en 2020 ou nettement plus tard, parce que l’on aura mis en place toutes ces solutions alternatives, seul l’avenir nous le dira.
Est-ce que le pétrole pourra être remplacé par un substitut ?
Après les deux premiers chocs pétroliers, on a substitué massivement une partie du pétrole. Ce n’est pas en réalité le pétrole brut que l’on substitue en tant que tel, mais certains des produits dérivés du pétrole. Pour résumer, aujourd’hui on fabrique de l’essence pour les voitures, du gasoil pour les voitures et les camions, du fioul domestique pour le chauffage, du kérosène pour les avions. Il nous reste un résidu, le fioul lourd, qui est utilisé comme combustible dans l’industrie, dans les grosses centrales électriques. Il est également utilisé pour fournir du carburant pour les bateaux.
Ce qu’on a su substituer dans le passé relativement rapidement et de manière assez durable, c’est l’usage du fioul lourd dans l’industrie. Aujourd’hui, ce fioul lourd a été essentiellement remplacé par du charbon (au plan CO2, ce n’est pas meilleur), par le gaz naturel (mieux que le charbon et le pétrole en terme de CO2, par contre le problème des réserves de gaz naturel se posera un jour). On a aussi substitué en consommant moins, d’ailleurs on a mis en place des équipements qui consomment beaucoup moins d’unités énergétiques. Tout cela, on a su le faire à une certaine époque.
En France, le fioul lourd dans les centrales électriques n’est plus utilisé que marginalement pour satisfaire à des pointes de puissance. Alors que dans les années 70, on consommait presque 20 millions de tonnes de fioul lourd dans la production d’électricité, aujourd’hui on en consomme 500 000 tonnes. On a donc quasiment éliminé le fioul lourd du système.
On l’a également beaucoup éliminé du chauffage. Dans le collectif par exemple, depuis de nombreuses années, on ne construit quasiment plus aucun immeuble chauffé au fioul domestique. Tout est chauffé à l’électricité, au gaz naturel. On va également améliorer l’isolation des bâtiments qui consomment moins et on commence à utiliser des équipements de type solaire thermique. Il reste l’habitat existant.
Pour pouvoir éliminer le fioul domestique des maisons individuelles, il faudrait réhabiliter tous ces logements au plan thermique. C’est extrêmement compliqué, c’est très cher et va se poser un problème de financement. C’est un secteur où ça ne pourra se faire que progressivement. C’est un secteur où on a divisé par deux l’utilisation du fioul domestique en France depuis le début des années 80.
Il y a des secteurs où il est plus difficile d’avoir des substituts, comme dans les transports. En Europe, il n’y a que le transport ferroviaire qui fonctionne à l’électricité. Dans d’autres pays comme aux Etats-Unis ou dans des pays émergeants, une bonne partie du transport sur rails est effectué en locomotives diesel. Dans l’aviation, on voit bien que ce n’est pas demain qu’on trouvera une solution alternative au jet. On voit bien également qu’au niveau des voitures, des camions, il est extrêmement difficile de mettre en place des systèmes qui soient compétitifs, et qui rendent les mêmes services que les véhicules d’aujourd’hui (par exemple, grande autonomie, grande flexibilité).
Maintenant, c’est l’amélioration de la performance des moteurs au jour le jour, au coup par coup, en introduisant des « bouts » de technologies dans les véhicules, qui permet de gagner quelques pourcents. La difficulté d’aujourd’hui est que bien souvent, ces quelques pourcents gagnés sont compensés par le véhicule pour des services supplémentaires comme la climatisation, la sécurité… Ces équipements font que le véhicule est plus lourd et donc qu’il consomme plus. Aujourd’hui, la pression est très forte sur la réduction des émissions de CO2 des voitures mais ça ne se fera que progressivement.
Et que penser des biocarburants…
C’est pourquoi en dehors des aspects « ne pas consommer de pétrole », ou « soutenir l’agriculture nationale », les biocarburants ont été promus. Quand ils sont bien produits, avec de bonnes pratiques (pas de changement d’usage de terre, pas de déforestation sauvage, pas trop d’engrais, des pratiques de labour correctes, les bons assolements des plantes, le bon combustible nécessaire pour le processus industriel derrière…), le bilan CO2 net des biocarburants est positif. Bien sur cette solution est limitée : il y a des questions qui se posent dès qu’on veut dépasser un usage actuellement marginal. Si on veut aller à des taux de 10 à 20 %, on va se confronter à de fortes difficultés technologiques, de ressources, de compétition d’usage des terres. Cela nécessitera un certain nombre de précaution et surtout il faudra fiare appel à la seconde génération des biocarburants issus de la biomasse lignocellulosique
Il est donc certain que dans le futur les carburants vont se développer, qu’ils vont remplacer en parti le pétrole…
Sûrement. Je pense que moyennant un contrôle des pratiques, un processus de certification qui est en train de se mettre en place, mais également en continuant de maintenir un cadre réglementaire incitatif, on verra une poursuite du développement des biocarburants qui sont un moyen de réduire les émissions de CO2 « d’origine fossile » dans le secteur des transports routiers, mais pas nécessairement autant qu’on le souhaite. Mais en tout cas, les biocarburants ont l’avantage d’être utilisables immédiatement dans les véhicules existants.
Il y a des estimations qui existent sur leur développement ?
Aujourd’hui, au niveau mondial, on est à peine autour de 1 à 2 %. C’est peu. En Europe, il y a un objectif affiché par la Commission d’être à 10 % d’ici 2020, ce qui ne sera pas facile dans tous les pays. Cela sera plus difficile aux Pays-Bas qu’en France. Aux Pays-Bas, il n’y a pas beaucoup de terres agricoles disponibles. Ils importeront leurs biocarburants d’ailleurs, soit d’Europe, soit d’autres pays extra-européens.
Après, pour espérer dépasser un taux de 10 %, il faudra des technologies nouvelles permettant d’utiliser non plus seulement des plantes à vocation alimentaire (céréales, plantes à sucre ou huiles végétales), mais aussi des ressources lignocellulosiques (une partie de la croissance naturelle de la forêt, de tous les bois, tous les déchets d’exploitation forestière). On pourra peut être trouver des plantes ayant d’excellents rendements et pouvant également être utilisées comme matières premières pour ces nouveaux procédés de fabrication de biocarburants.
Et les véhicules électriques ou à hydrogène ?
Il y a également d’autres options qui sont lointaines, comme le gaz naturel pour les véhicules, les véhicules électriques, les véhicules à hydrogène. Toutes ces options risquent d’être repoussé assez loin en pratique. Pour le moment subsistent des difficultés techniques et de coûts exorbitants. L’approche hybride, particulièrement développée par Toyota, est plus intéressante. Tous les constructeurs automobiles pourraient mettre en place cette solution dans des délais raisonnables. Par contre, il ne faut pas se voiler la face, ces véhicules coûtent plus chers que les véhicules standards. Aujourd’hui, implicitement Toyota subventionne ses voitures en ne répercutant pas le coût réel de son système sur le prix de vente de ses véhicules. A un moment donné, il faut que quelqu’un paye le surcoût. Il faut donc s’attendre à ce que dans le futur, se déplacer de manière individuelle, que ce soit par avion, par bateau ou par voiture, coûte plus cher qu’aujourd’hui.
Aujourd’hui, on n’est peut être pas prêt à changer notre comportement face au transport ? On n’est pas prêt à faire du covoiturage, à conduire moins…
Toutes ces solutions plus de comportement ou organisationnelle sont intéressantes mais elles ne sont pas faciles à mettre en place. Elles sont fortement limitées par la nature des infrastructures, par le poids de l’urbanisme, le poids de la géographie des personnes. Ça se saurait si tous les gens qui travaillent dans une même entreprise habitaient tous près les uns des autres. Le covoiturage est une chose possible, mais limitée. Cela peut être mis en place, mais à la limite ça se substitue plus au transport collectif qu’à un pur transport individuel. Le covoiturage est une autre forme de transport collectif.
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