Par Pierre Meneton, chercheur à l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM).
L’ajout de sel dans l’alimentation est une pratique ancienne, observée déjà en Chine il y a 5000 ans pour la conservation des aliments naturels. Le sel a par la suite été utilisé dans la fabrication d’aliments transformés comme le pain, le fromage, la charcuterie, la soupe ou les produits d’assaisonnement.
Actuellement, la consommation moyenne chez les adultes varie d’un pays à l’autre entre 6 et 12 g de sel par jour selon les traditions culinaires. En comparaison, les chiffres de consommation relevés dans les populations de chasseurs-cueilleurs qui n’ajoutaient jamais de sel dans leur alimentation, sont de 1 à 2 g par jour, ce qui correspond également aux apports en sel observés chez les autres espèces de mammifères terrestres vivant dans leur environnement naturel.
Une surconsommation dès le plus jeune âge
Dans les pays industrialisés, l’excès de sel apparaît dès la première année de vie lorsque le jeune enfant cesse d’être allaité au sein et commence à consommer des aliments pour bébé qui sont significativement plus salés que le lait maternel, et plus encore lorsque les parents lui donnent progressivement les aliments transformés caractéristiques de l’alimentation de ces pays. Le résultat est qu’à l’âge d’un an, alors que les reins ne sont pas encore complètement fonctionnels, l’enfant consomme déjà en moyenne 4 à 5 g de sel par jour. Cette surconsommation s’accentue ensuite au cours de l’enfance et de l’adolescence pour atteindre les valeurs observées chez l’adulte. En France par exemple, le pourcentage d’enfants consommant plus de 6 g de sel par jour augmente de 38 % chez les 3-10 ans à 57 % chez les 15-17 ans.
Des apports très différents d’un individu à l’autre
Dans un pays comme la France, les moyennes de consommation de sel chez les 3-17 ans (6,9 g par jour) ou chez les adultes (8,5 g par jour) recouvrent en fait d’énormes différences interindividuelles. Certaines personnes consomment régulièrement 1 à 2 g de sel, autrement dit échappent au problème de l’excès de sel, alors que d’autres consomment plus de 20 g de sel par jour et sont donc particulièrement exposées aux effets nocifs pour la santé de cette surconsommation de sel. Le profil type du petit consommateur de sel est quelqu’un qui a le temps et la volonté de préparer soi-même sa nourriture, en évitant les aliments transformés et les plats préparés par le secteur agroalimentaire. Le fort consommateur de sel a typiquement un profil opposé.
Les principales sources dans l’alimentation
Ce sont en général les aliments transformés et les plats préparés par le secteur agroalimentaire. Certains contribuent néanmoins beaucoup plus que d’autres à l’apport journalier en sel à cause de leur teneur en sel et des quantités consommées chaque jour. Ainsi le pain, la charcuterie, le fromage et leurs formes dérivées (sandwiches, quiches, pizzas, panini, plat préparé,..) sont de loin les principaux pourvoyeurs de sel actuellement. Les quantités de sel fournies peuvent être considérables, jusqu’à 4 ou 5 g de sel pour une barquette cuisinée ou un sandwich, ce qui représente la consommation journalière à ne pas dépasser d’après les dernières recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé.
Une surconsommation à l’insu du consommateur
Les aliments grands pourvoyeurs de sel n’étant pas en général emballés, aucun étiquetage ne prévient le consommateur de la présence de telles quantités de sel, encore moins des dangers que cela peut occasionner pour sa santé. Les enquêtes alimentaires montrent que la surconsommation de sel est inconsciente, le pourcentage de personnes déclarant faire attention à leur apport en sel étant identique chez celles consommant 2 g ou 20 g de sel par jour. L’ajout volontaire de sel avec la salière au moment de la préparation des aliments dans la cuisine ou de leur consommation à table est négligeable et ne représente en fait que 10 % de l’apport journalier en sel.
Les conséquences pour la santé
Depuis un siècle les études montrant que la surconsommation de sel est nocive pour la santé des populations s’accumulent. Les effets se font sentir aussi bien sur le court terme que sur le long terme.
Pour des personnes en insuffisance cardiaque ou rénale, le risque est immédiat. Ainsi des milliers d’insuffisants cardiaques meurent chaque année d’?dèmes pulmonaires aigus à la suite d’une surconsommation de sel à laquelle leur c?ur est incapable de s’adapter. Pour les personnes souffrant déjà d’une hypertension, l’excès de sel contribue directement à maintenir la pression artérielle élevée, et donc le risque d’accident cardiovasculaire, jour après jour. Pour les personnes en bonne santé, la surconsommation de sel est un des principaux facteurs contribuant au risque de devenir hypertendu dans les années et décennies à venir.
L’inertie des pouvoirs publics
Le problème en termes de santé publique est considérable. Près de la moitié de la population française est hypertendue à l’âge de 65 ans, plus de 10 millions de personnes sont traitées par des médicaments antihypertenseurs, 300000 à 400000 accidents cardiovasculaires surviennent chaque année aboutissant aux décès de 150000 personnes et contribuant au fardeau des handicaps moteurs et intellectuels, la cohorte des insuffisants cardiaques qui compte au moins 500000 personnes fournit annuellement 150000 hospitalisations de plus de 10 jours.
L’inaction des pouvoirs publics qui disposent des recommandations de l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments depuis 2002 est donc remarquable puisque ces mêmes pouvoirs publics ne cessent par ailleurs de déclarer qu’il faut absolument réduire les dépenses de santé. C’est d’ailleurs un des points sur lequel insiste l’Organisation Mondiale de la Santé qui rappelle que diminuer la surconsommation de sel dans les populations est un moyen très efficace et très peu coûteux de réduire les dépenses de santé.
L’inertie du secteur agroalimentaire
De manière moins surprenante, le secteur agroalimentaire est très réticent à l’idée de baisser les teneurs en sel de ses produits. Pourtant, on peut observer de très grandes variations (d’un facteur 2 à 4) dans les teneurs en sel pour un même produit (camembert, saucisson, baguette de pain,..) d’une région à l’autre ou d’une marque à l’autre, preuve qu’il existe bien des marges de man?uvres importantes pour revoir à la baisse les teneurs en sel.
Les raisons de l’inertie sont évidemment d’ordre économique puisque le sel est un puissant moteur de consommation. Il faut noter que le secteur agroalimentaire ne se contente pas de faire de la résistance, il exerce aussi un lobbying très actif auprès des pouvoirs publics nationaux et européens, des professionnels de la santé et des journalistes pour minimiser les effets nocifs de la surconsommation de sel sur la santé des populations.
Le consommateur livré à lui-même
Dans ces conditions, le consommateur se retrouve à peu près seul face au problème de l’excès de sel alimentaire. Même si les associations de consommateurs ou de malades peuvent jouer un rôle d’information ou exercer un contre lobbying auprès des pouvoirs publics, l’expérience montre que cela ne suffit généralement pas à faire bouger les choses de manière significative. Restent les moyens juridiques peu nombreux mais qui pourraient créer une pression salutaire à la fois sur le secteur agroalimentaire et sur les pouvoirs publics.
Exposer quelqu’un à un risque avéré à son insu est un délit reconnu dans le droit français sous le nom de tromperie aggravée. Il a déjà servi à demander des comptes à ceux qui au cours des dernières décennies ont été impliqués dans des affaires de santé publique aussi diverses que le sang contaminé, l’hormone de croissance, le vaccin de l’hépatite B ou le nuage radioactif de Tchernobyl.
Commentaires récents