Sylvie Brunel, géographe, professeur à Paris-Sorbonne, spécialiste des questions de développement. Son dernier ouvrage « A qui profite le développement durable ? » – Editions Larousse – vient de sortir.
Votre dernier ouvrage est consacré au développement durable, pouvez-vous en guise de préambule nous donnez votre définition du développement durable ?
Le développement durable est un nouveau modèle de fonctionnement des sociétés qui vise à concilier le fait de produire, donc l’économie, le fait de répartir, c’est à dire penser à l’équité et le fait de préserver, c’est à dire penser à l’environnement. En théorie, il s’agit d’un modèle parfaitement équilibré et qui de surcroît a le mérite, par rapport aux modèles antérieurs, d’introduire la composante environnementale.
Dans les faits, il semble que cette composante environnementale ait pris le pas sur les deux autres et qu’elle fait aujourd’hui écran à la compréhension des mécanismes nécessaires pour que l’humanité puisse bien se porter.
Vous comparez dans votre ouvrage le développement durable à un nouvel apartheid qui opposerait les riches aux pauvres…
Oui, parce que les mesures préconisées, même si à moyen terme vont dans le bon sens, à court terme, elles se révèlent discriminantes. Elles sont le plus souvent coûteuses ou difficiles d’accès donc discriminantes, élitistes et même régressives dans le sens où elles idéalisent un mode de vie qui représente un retour en arrière par rapport à tout ce que les acquis de la modernité et de la civilisation occidentale ont pu apporter à l’être humain, et qui ont pu contribuer à une libéralisation de l’être humain et plus particulièrement des femmes.
Cela signifie-t-il qu’être écocitoyen, c’est régresser ?
Être écocitoyen, c’est avoir la conscience de son impact sur l’environnement, c’est quelque chose de bien. Il est certain que nous avons tous des efforts à faire. Mais, le nouveau catéchisme qui est mis en ?uvre aujourd’hui suppose à la fois une attention de tous les instants, beaucoup de temps et le plus souvent une régression. Pour prendre un exemple, les femmes au cours de l’histoire se sont affranchies d’un certain nombre de taches matérielles épuisantes et d’un labeur incessant afin de pouvoir dégager du temps.
Or aujourd’hui on dit aux femmes de laver les couches de leurs enfants, de préparer elles-mêmes tous leurs repas, de bannir toute nourriture industrielle, de faire leurs courses à vélo en emmenant leurs paniers, recycler tout ce que vous utiliser, déchets, eau… Tout cela part d’un bon principe mais la mère de famille nombreuse qui voudrait mettre en ?uvre ce catéchisme ne finirait plus que par passer son temps à penser aux choses matérielles. Or le développement, c’est s’affranchir des choses matérielles.
Être écocitoyen aujourd’hui c’est comme faire un régime, vous ne pouvez le faire que si à chaque instant vous avez pleinement conscience de vos actes et de leur impact. C’est l’obsession qui devient régressive. Pour reprendre mon exemple, la grande différence entre la femme africaine des campagnes et la femme occidentale des villes, c’est que la femme africaine, elle se lève à 5h00 du matin et elle passe sa journée à apporter à ses proches un minimum vital, quand elle y arrive.
Un autre phénomène très gênant est celui de la surveillance collective. C’est à dire que aujourd’hui l’industrie de la peur s’accompagne de la culpabilisation et la culpabilisation s’accompagne d’une sorte de mécanisme de coercition qui s’appuie sur le regard collectif. Pour être un bon écocitoyen, il faut accepter de se soumettre au contrôle du groupe et malheureusement, on se situe donc pas très loin d’un totalitarisme, c’est à dire l’abolition des barrières entre sphère publique et sphère privée et d’une espèce d’écocitoyenneté poussée à l’extrême.
Cette notion de développement durable peut-elle être considérée comme un outil publicitaire mis en place par une certaine industrie ?
D’abord, il y a un progrès constant qui va dans le bon sens. On se rend compte que cette prise de conscience opérée à partir des années 90, nous permet d’appréhender progressivement le cycle de vie des produits, l’intégration de l’impact environnemental, et ne pas seulement prendre en compte le produit fini mais l’ensemble de son processus de fabrication. Ainsi, par rapport aux premières phases du développement de certains pays émergents, nos modes de fonctionnement sont donc de plus en plus propres, ce qui est souhaitable et il faut continuer en ce sens.
Mais aujourd’hui, les solutions préconisées visent d’abord à permettre à un certain nombre d’acteurs d’imposer leur discours, leur référentiel et de conquérir des marchés. Cela peut être des marchés de l’audience, des marchés financiers ou d’influence. Au bilan, le capitalisme a trouvé dans l’écologie une nouvelle voie pour se perpétuer et pour se développer. Se perpétuer en incitant ces nouveaux écocitoyens a acquérir de nouveaux produits, les autres étant vieux, inefficaces, polluants, etc… Mais aussi évincer de nouveaux concurrents.
A ce titre on peut constater que le développement durable apparaît en même temps que l’émergence des pays du sud, donc à un moment où on se rend compte qu’il faut trouver de nouveaux arguments pour laisser sur le bord du chemin des pays qui n’aspirent qu’à une chose, imiter nos comportements. Une solution serait une coopération accrue pour les faire bénéficier des acquis de notre recherche. Mais au lieu de cela, sont mises en place une discrimination accrue et des barrières à l’entrée. Au lieu de les aider à produire mieux, on les empêche d’avoir accès à nos techniques.
La conclusion que j’en tire est que le salut de la planète n’est qu’un alibi pour maintenir des parts de marché et pour inciter un certain nombre de consommateurs à continuer de consommer alors qu’en réalité, la seule réponse possible pour un développement serait la coopération d’une part et d’autre part la frugalité, mais par frugalité je ne veux pas dire dénuement. Les solutions qui sont actuellement préconisées sont le plus souvent très couteuses et même si on nous dit qu’elles seront amorties sur 10 ou 15 ans, l’expérience a montré que certains produits n’ont malheureusement pas cette durée de vie.
Ce qui me gène le plus est la vision du monde qui se dessine à travers ce prisme de mise en ?uvre du développement durable. Ce serait un monde où les riches ou du moins les plus privilégiés vivraient dans un jardin où tout est préservé, où tout est mis en ?uvre pour leur confort et pour flatter leur vue, et les pauvres seraient cantonnés dans des zones rouges où ils devraient se contenter de l’expédiant.
Il y a beaucoup de mépris, voire de méchanceté dans cette attitude très élitiste. Seuls certains peuvent comprendre et avoir accès à cela, et pour les autres tant pis. Pour eux il y a de toute façon au départ, l’idée fondamentale que l’être humain étant trop nombreux sur la Terre, si en plus il est coloré, gros, pauvre ou vieux et malade…
Votre point de vue fait penser à une attitude très sectaire…
Tout à fait, avec l’idée que soit vous en faites partie, soit vous devez essuyer le mépris, la critique, l’ostracisme… Ce qui est marquant est que ce sectarisme est finalement très excluant, très négatif, et ce n’est pas comme cela que l’on incitera à un changement des comportements. Pour faire avancer les choses il faut que chacun agisse ensemble ; on est une communauté sur la Terre, il faut cesser d’opposer l’homme et l’animal.
Dans mon ouvrage j’évoque la notion du développement durable vu par le riche américain : voiture hybride, voyages en Alaska, maison sublime et recyclage des canettes de coca. On en vient à cela, certains ont tous les droits et d’autres plus aucun.
En conclusion, à qui profite le développement durable ?
Le développement durable profite aux grandes entreprises, aux riches, aux grandes ONG qui disposent aujourd’hui d’un véritable boulevard. Attention, je ne veux pas dire qu’elles ne sont pas utiles, pour mener des programmes de conservation, pour inciter les industriels à cesser de polluer en toute impunité. Mais il est clair que le développement durable offre un boulevard à certains et en exclut d’autres, les pauvres, les gens défavorisés, au nord comme au sud.
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