Par Richard Heinberg, journaliste, conférencier et membre du principal corps enseignant du New College of California où il dispense un cours sur « La culture, l’écologie et la collectivité durable ». Basé à Santa Rosa, en Californie, Richard Heinberg écrit depuis des années sur les questions de ressources énergétiques ainsi que sur la dynamique du changement culturel. Après avoir déjà écrit une demi-douzaine de livres dont Peak Everything, Powerdown, qui lui ont valu plusieurs récompenses, il publie aujourd’hui « Pétrole, la fête est finie ! ».
Lorsque Mike Bowlin, PDG d’ARCO, déclarait en 1999 : « Nous avançons sur la voie des derniers jours de l’ère du pétrole », il exprimait une vérité dont beaucoup d’autres, issus de l’industrie pétrolière, avaient conscience mais n’osaient pas dire tout haut. Au cours des quelques années passées, les signes indiquant que la production globale de pétrole atteint maintenant son pic historique se sont multipliés.
Le pétrole demeure la source d’énergie la moins coûteuse et la plus pratique jamais découverte par l’homme. Au cours des deux derniers siècles, les peuples des nations industrielles se sont habitués à un régime dans lequel davantage d’énergie fossile était disponible chaque année, et la population globale a rapidement augmenté en se saisissant de cette manne énergétique. Les nations industrielles se sont progressivement appuyées sur un système économique basé sur la croyance selon laquelle la croissance est normale, nécessaire et qu’elle peut durer indéfiniment.
Alors que la production de pétrole atteint son pic, ce genre de foi est sur le point de se déliter. À mesure que nous passons d’un intervalle historique de croissance énergétique à un intervalle de déclin énergétique, nous entrons en territoire inconnu. Ajuster notre cadre de référence mental à cette nouvelle réalité requiert une bonne dose d’effort.
Tentez l’expérience mentale suivante : dans un centre ville, trouvez un endroit confortable où vous asseoir. Regardez autour de vous et posez-vous la question : où et comment l’énergie estelle utilisée ? Remarquez les détails des bâtiments, automobiles, autobus, éclairages publics, etc. ; observez également l’activité des personnes autour de vous. À quel genre d’occupations ces personnes s’adonnent-elles et comment utilisent-elles l’énergie dans leur travail ? Essayez de retracer les fils constituant la toile d’interdépendances entre l’énergie, l’activité professionnelle, l’eau, l’alimentation, le chauffage, la construction, la distribution des biens, les transports et la maintenance qui, dans son ensemble, permet à la cité de continuer à prospérer.
Après avoir passé au moins 20 minutes à considérer le rôle de l’énergie dans la vie de cette cité, imaginez à quoi ressemblerait la scène se déroulant devant vos yeux avec 10 % de cette énergie en moins. Quels substituts seraient alors nécessaires ? Quels choix les individus feraient-ils ? Quel travail ne serait pas effectué ? Maintenant imaginez la scène avec 25 % d’énergie en moins ; avec 50 % en moins ; avec 75 % en moins. En assumant que le pic de la production globale de pétrole intervienne dans la période située entre 2006 et 2015, et qu’en moyenne l’énergie disponible pour les sociétés industrielles décline de 2 % chaque année qui suit, vous aurez en imagination effectué un voyage dans l’avenir, peut-être jusqu’à l’année 2050.
Mais comment être certain que le pétrole deviendra moins abondant ? Des géologues pétroliers tels que Colin Campbell (ancien cadre de Texaco et Amoco) soulignent de simples faits comme celui-ci : les découvertes de pétrole ont atteint leur pic aux États-Unis dans les années 1930 ; la production pétrolière y a entamé son déclin environ 40 ans plus tard. Depuis 1970, les États-Unis ont été contraints d’importer davantage de pétrole pratiquement chaque année pour compenser cette perte de production domestique. L’industrie pétrolière a pris son essor en Amérique à la fin du XIXe siècle, et les États-Unis sont la région dont le sous-sol est le plus exploré de la planète : davantage de puits ont été forés dans les 48 États continentaux des USA que dans tous les autres pays réunis. Ainsi l’expérience pétrolière des États-Unis se répétera, au bout du compte, partout ailleurs.
Les découvertes de pétrole à l’échelle du monde
Les découvertes de pétrole ont atteint leur pic dans les années 1960. Sachant que les courbes de production doivent, au final, refléter les courbes de découverte, la production globale de pétrole devra sans aucun doute atteindre son pic dans un avenir proche. Mais quand exactement ? Selon un nombre croissant d’estimations avisées, ce pic devrait intervenir aux environs de 2010, à quelques années près.
Une fois le pic global de la production pétrolière atteint, il restera de grandes quantités de pétrole dans le sous-sol : la même quantité que celle déjà extraite à ce jour, soit environ mille milliards de barils. Mais chaque année il sera dorénavant plus difficile ou impossible de pomper autant que l’année précédente.
Manifestement, nous devrons trouver des substituts au pétrole. Mais l’analyse des alternatives actuelles n’est pas rassurante. Les énergies solaire et éolienne sont renouvelables, mais ne représentent qu’un faible pourcentage de notre budget énergétique ; une augmentation rapide sera nécessaire si nous espérons qu’un jour elles compensent ne serait-ce qu’une fraction significative de la perte énergétique due au déclin du pétrole. L’énergie nucléaire est limitée par le problème non résolu du sort des déchets radioactifs, mais également par celui des pertes d’énergie énormes engendrées par le transport du courant sur de longues distances. L’hydrogène n’est pas du tout une source d’énergie, mais plutôt un vecteur : il faut davantage d’énergie pour en produire une quantité donnée que cet hydrogène lui-même pourra fournir. De plus, pratiquement tout l’hydrogène produit commercialement aujourd’hui provient du gaz naturel, dont l’extraction connaîtra un pic quelques années seulement après le début du déclin de l’extraction pétrolière. Les formes non conventionnelles de pétrole, à savoir le « pétrole lourd », les « sables bitumeux » et les « schistes bitumeux » sont abondants mais coûtent très cher à extraire, un fait qu’aucune innovation technologique n’est susceptible de contredire.
Les calculs concrets, dans le cadre d’une analyse des ressources énergétiques, aboutissent à une perspective inévitable bien que dérangeante : même si nous intensifions dès maintenant les efforts visant à basculer vers les sources d’énergie alternatives, après le pic pétrolier les nations industrielles auront moins d’énergie à leur disposition pour effectuer le travail essentiel comme la fabrication et le transport des biens de consommation, la production agricole et le chauffage des habitations.
À n’en pas douter, nous devons investir dans les alternatives et transformer nos infrastructures industrielles afin de pouvoir les utiliser. S’il est une solution aux crises énergétiques à venir pour les sociétés industrielles, les énergies renouvelables et la conservation en font certainement partie. Néanmoins, afin d’opérer une transition douce du « non renouvelable » vers le « renouvelable », plusieurs décennies sont nécessaires, mais nous n’en disposons pas avant que les pics d’extraction du pétrole et du gaz naturel interviennent. En outre, même dans le meilleur des cas, cette transition impliquera une diversion massive des investissements depuis d’autres secteurs de l’économie (comme l’armée) vers la recherche et la conservation dans le domaine de l’énergie. Et les alternatives ne seront vraisemblablement pas aptes à maintenir le genre de transports, d’alimentation et de logements dont nous jouissons actuellement. Ainsi, cette transition implique de repenser presque intégralement la société industrielle.
Ressources énergétiques globales
Les conséquences économiques probables de ce déclin énergétique sont énormes. Toutes les activités humaines nécessitent de l’énergie, terme que les physiciens définissent d’ailleurs comme la « capacité à effectuer un travail ». Avec une moindre quantité d’énergie disponible, moins de travail peut être effectué, sauf à augmenter l’efficacité du procédé consistant à convertir l’énergie en travail, et ce à un taux égal à la diminution de la quantité d’énergie disponible. Il sera donc primordial, durant les quelques décennies à venir, de rendre tous les processus économiques plus efficaces en termes d’énergie.
Néanmoins, les efforts visant à améliorer l’efficacité sont sujets à une diminution de rendement, de telle sorte que finalement nous atteindrons un point au-delà duquel la diminution de l’énergie disponible se traduira par un déclin de l’activité économique. Sachant que notre système économique est basé sur le parti pris d’une activité économique en perpétuelle croissance, il en résultera probablement une récession sans fond et sans fin.
Les conséquences pour la production agricole mondiale ne seront pas moins sinistres. Tout au long du XXe siècle, la production agricole a radicalement augmenté dans tous les pays, les uns après les autres, augmentation imputable quasi exclusivement à l’adjonction d’énergie. Sans tracteurs fonctionnant au carburant ni engrais, pesticides et herbicides à base d’énergie fossile, il est improbable que le rendement agricole puisse être maintenu au niveau actuel.
Le pic pétrolier aura également un impact sur les relations internationales. Les guerres de ressources ne datent pas d’hier : les sociétés pré-étatiques se battaient souvent pour l’acquisition de terres cultivables, de zones de pêche et de chasse, de chevaux, de bétail, de voies d’eau et autres biens. La plupart des guerres du XXe siècle ont également eu pour enjeu les ressources et, dans de nombreux cas, le pétrole. Mais ces guerres ont eu lieu durant une période de croissance d’extraction des ressources : les prochaines décennies de compétition accrue autour de ressources énergétiques sur le déclin verront vraisemblablement éclater des conflits encore plus fréquents et plus violents.
Les États-Unis, en tant que plus grand consommateur d’énergie au monde, centre de l’empire industriel mondial et détenteur du plus important arsenal militaire de l’histoire, joueront un rôle central dans la définition de la géopolitique de ce siècle. Aux yeux de bien des observateurs, il apparaît que les intérêts pétroliers sont d’ores et déjà au coeur de la stratégie géopolitique de la présente administration.
Se préparer à la contraction énergétique mondiale
Il existe bien des façons, pour les individus et communautés, de se préparer à la contraction énergétique mondiale. Tout ce qui tend vers l’autosuffisance (jardinage, conservation de l’énergie et simplicité volontaire) est utile dans cette optique. Mais la stratégie survivaliste individuelle n’offrira qu’un refuge temporaire et incertain lors du déclin énergétique. Une véritable sécurité individuelle et familiale n’adviendra que si elle est accompagnée d’une solidarité et d’une interdépendance collectives. Le fait de vivre dans une communauté tempérant efficacement le déclin augmentera la probabilité personnelle de survie et de prospérité bien plus que les efforts individuels visant à accumuler les outils ou produire sa nourriture.
Parallèlement, les nations doivent adopter des mesures radicales de conservation, investir dans les recherches sur les énergies renouvelables, soutenir les systèmes localisés de production agricole plutôt que l’agrobusiness biotechnologique géant, entreprendre des politiques économiques et démographiques de croissance zéro et mettre en oeuvre des accords internationaux de coopération sur le plan des ressources. Ces suggestions demandent un changement radical de cap pour les sociétés industrielles : du plus grand, plus rapide et plus centralisé au plus petit, plus lent et plus localisé ; de la compétition à la coopération ; et de la croissance débridée à l’autolimitation.
Si de telles recommandations étaient prises au sérieux, elles pourraient, d’ici un siècle, conduire à un monde, dans lequel moins d’individus utiliseraient moins d’énergie par personne, issue de ressources renouvelables et jouiraient d’une qualité de vie peut-être enviable aux yeux de l’urbain industriel typique d’aujourd’hui. L’inventivité humaine pourrait être mise à contribution, non pas afin de créer des moyens d’utiliser davantage de ressources, mais plutôt d’accroître la satisfaction artistique, de parvenir à une harmonie sociale juste, conviviale et d’approfondir l’expérience spirituelle de l’existence humaine. Vivant en communautés plus réduites, les individus bénéficieraient d’un contrôle plus important sur leur propre vie. Voyageant moins, ils se sentiraient davantage enracinés et auraient plus le sentiment d’être chez eux au sein du monde naturel. Les énergies renouvelables offriraient un certain confort, mais à une échelle bien moindre que celui offert par l’industrialisme rendu possible par le biais de l’énergie fossile.
Tout cela ne sera pas, en revanche, le résultat spontané du déclin énergétique. Un dénouement aussi heureux ne pourra advenir qu’en déployant des efforts considérables. De nombreux signes tendent à indiquer qu’une transition vers une société durable se met en marche. Mais nous percevons également des signes décourageants laissant entrevoir que de grandes institutions politiques et économiques résisteront au changement dans cette direction. Ainsi une importante responsabilité repose entre les mains des citoyens : leur capacité à comprendre la situation, faire preuve d’initiatives personnelles et réclamer des mesures de la part des gouvernements locaux et nationaux.
> A lire dans : « Pétrole, la fête est finie ! » de Richard Heinberg, aux éditions Demi-Lune.
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