Jean-Marc Fromentin, chercheur écologiste ? halieute à l’Ifremer. A l’occasion des décisions prises à Doha, l’expert international du thon rouge s’exprime sur l’état des stocks, la polémique sur les chiffres, et l’avenir de l’espèce, fortement pêchée par la France, l’Espagne, l’Italie et le Japon.
Au regard de vos estimations, l’interdiction de la pêche au thon rouge vous parait-elle indispensable ?
Comme scientifiques, nous avons été sollicités pour savoir si le thon rouge était éligible à l’annexe I de la Cites selon les trois critères définis par cet organisme international. Le premier critère, qui concerne la petite taille de la population, a été rejeté car celle du thon rouge est encore constitué d’environ 5 millions d’individus. Le second critère prend en compte un habitat morcelé ou restreint et là encore, nous l’avons rejeté puisque la zone de diffusion spatiale du thon rouge est extrêmement vaste, tout l’Atlantique nord et les mers adjacentes.
Enfin, reste le troisième critère qui souligne un déclin marqué de la population par rapport à son niveau historique le plus ancien. Étant donné qu’il ne suffit que d’un critère pour qu’une espèce soit éligible, si le thon rouge répond à ce dernier critère, l’espèce est alors éligible à une inscription à l’annexe I.
Considérez-vous que le déclin de cette espèce est inquiétant ?
La mesure de ce déclin n’a malheureusement rien d’évident. Si on prend comme référence la biomasse maximale observée, c’est-à-dire celle que l’on retient pour faire les évaluations de stock, et bien le plus haut niveau remonte à 1974 ou 1958. Dans ce cas, le thon rouge ne remplit pas les conditions de l’annexe I, puisque le déclin reste inférieur au seuil retenu de 15%.
En revanche, si l’on prend comme point de référence la biomasse vierge, qui est un point de référence plus conceptuel, plus théorique, plus difficile à estimer, mais plus juste d’un point de vue théorique, le thon rouge remplit alors largement les critères de l’Annexe I, puisque le déclin fait passer la population actuelle en dessous du seuil de 15%. Le problème est qu’il n’existe pas de consensus scientifique sur le choix du point de référence.
Qu’est-ce que la biomasse vierge ?
C’est le niveau théorique de biomasse que la population atteindrait sans aucune activité de pêche. On fait donc des estimations par le biais de modèles, de la productivité du stock en fonction des données de la pêche et ensuite on passe fixe la mortalité par pêche à zéro. On continue alors à faire tourner le modèle avec la même « paramétrisation » et on regarde jusqu’où vont les biomasses. Le problème est que les résultats sont très sensibles à un certain nombre de paramètres biologiques difficiles à estimer et de plus variables, et la fourchette d’incertitudes est alors énorme.
C’est donc là une des raisons des discussions actuelles sur les chiffres qui diffèrent selon certains écologistes et scientifiques ?
Les écologistes n’ont en effet retenu que les résultats se rapportant à la biomasse vierge. Or, d’un point de vue scientifique, rien n’est tranché. En tant que scientifiques, nous nous sommes contentés de rendre notre rapport qui ne contient aucune conclusion particulière, contrairement à ce qu’en ont retenu certaines ONG. Sans consensus scientifique, il revient aux politiques de prendre la décision finale.
Qu’en est-il de la polémique lancée par des scientifiques italiens ?
Ces scientifiques se basent sur nos études et nos chiffres mais en font une interprétation différente. Ce qu’ils ont dit sur les résultats des analyses est exact mais l’interprétation qui en est faite est biaisée.
Le stock de thon rouge s’est-il, oui ou non reconstitué ?
Non, pas encore. La mise en place de certaines mesures comme l’application de la réglementation qui a fixé la taille minimale à 30 kg en 2007 commence à donner des signes positifs et encourageants, concernant par exemple la survie des jeunes. Mais on ne peut pas dire que le stock s’est reconstitué comme cela a été dit.
Pour reconstituer les stocks, il faut reconstituer toute la biomasse reproductrice. Il est vrai qu’un thon, à partir de 25 kg devient reproducteur, mais un thon reproducteur efficace doit avoir 15 à 20 ans puisque chez les poissons, la capacité de reproduction est fonction de l’âge et du poids surtout. Un thon de 15 à 20 ans va émettre plusieurs centaines de millions d’?ufs, contre une centaine de milliers pour un thon de 30 kg plus jeune. Il faut attendre encore une bonne dizaine d’années pour avoir une véritable reconstitution du stock reproducteur.
Quelles sont les conséquences d’une interdiction du commerce du thon rouge ?
Cela change beaucoup de choses. La pêche va être quasiment interdite puisque toute pêche en eau internationale sera assimilée à du commerce international. Or l’essentiel de la pêche au thon rouge est faite en eaux internationales. Étant donné que l’essentiel du suivi de cette population est faite en fonction des données de pêche, cela aura aussi un impact important sur le suivi scientifique et notre capacité à évaluer cette population dans le futur.
La pêche au thon rouge a-t-elle encore un avenir ?
Oui, mais la condition sine qua non qu’il y ait une véritable volonté politique pour faire respecter les réglementations nécessaires à son encadrement. Le débat actuellement est très radicalisé et il devient de plus en plus difficile de faire entendre l’avis scientifique dans son intégralité, sans qu’il soit récupéré ou tronqué dans un sens ou son contraire. Pourtant, rien n’est figé. Si pendant longtemps, la gestion du thon rouge a été catastrophique, la situation s’est nettement améliorée depuis 2 à 3 ans.
Les mesures de gestion préconisées par le comité scientifique de l’ICCAT (la Commission Internationale pour la Conservation du Thon en Atlantique, NDLR) pourraient suffire pour gérer une espèce comme le thon rouge, à condition que ces mesures de gestion soient actées par les décideurs politiques, et soient ensuite mises scrupuleusement en application et contrôlées.
Il est évident que les états membres de l’ICCAT (notamment, le Japon, l’UE et les autres pays du pourtour méditerranéen) auraient dû mieux gérer la surpêche du thon rouge (acté par les scientifiques de l’ICCAT en 1996) et surtout plus rapidement. Il a fallu attendre 2008 pour que ceux ci mettent en application plus strictement les règles de gestion qui avaient été décidées. Si on avait appliqué ces mesures de gestion dès la fin des années 1990, on n’en serait pas là aujourd’hui.
Le thon rouge risque-t-il de disparaître ?
Le thon rouge ne disparaîtra pas, l’espèce existera toujours, mais peut-être plus dans nos assiettes. Ce n’est pas un requin, une baleine, ou un panda. En raison de leur mode de reproduction externe, des milliards d’?ufs sont disséminés chaque année dans le milieu marin avec une mortalité parfois très forte mais très aléatoire. Les écarts à la hausse et à la baisse peuvent donc être très importants d’une saison à l’autre.
Ce qui peut arriver en revanche, en raison notamment de la surexploitation, c’est un effondrement des stocks, soit une diminution drastique de l’abondance qui empêche la pêche. Cela peut avoir un effet systémique au point de compliquer le renouvellement des stocks, comme avec la morue de Terre-Neuve, ou alors provoquer une érosion génétique en diminuant la diversité de l’espèce. Si donc le thon rouge ne disparaitra probablement pas, comme cela a été abusivement martelé, l’enjeu actuel est d’éviter l’effondrement de sa population.
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