En restreignant le champ d’application de sa loi aux seules plateformes d’ultra fast fashion, le Parlement français prend le risque d’un texte sans effet sur les dérives environnementales d’un secteur textile largement hors de contrôle.
Parfois, le diable se cache dans les détails. C’est ce que rappelle l’examen au Sénat de la proposition de loi censée encadrer l’impact environnemental de la mode. Si le texte a pour objectif affiché de lutter contre les dérives de la fast fashion, il voit son périmètre réduit à une niche de l’industrie textile : les plateformes dites d’ultra fast fashion comme Shein et Temu. Une orientation restrictive qui fait bondir les acteurs du secteur, mais aussi de nombreux experts en durabilité : à force de tailler dans le texte, la promesse d’une régulation ambitieuse semble s’éloigner, laissant intact l’essentiel des causes structurelles du désastre environnemental textile.
Une industrie polluante aux chiffres vertigineux
Le constat initial est sans appel. L’industrie textile est aujourd’hui responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre – davantage que les secteurs aérien et maritime réunis, selon les données de l’ONU. Elle représente également 20 % de la pollution mondiale des eaux usées et produit quelque 92 millions de tonnes de déchets chaque année.
En France, ce sont plus de 3,3 milliards de vêtements qui sont vendus chaque année, soit une moyenne de 48 pièces par habitant. Et si le chiffre a de quoi faire tourner la tête, il traduit une réalité : l’habillement est devenu un produit de consommation jetable. Une tendance amplifiée par les modèles de production en flux tendu popularisés par les grandes enseignes internationales depuis le début des années 2000.
Fast fashion, le cœur du problème
Derrière cette consommation frénétique se cache un modèle économique parfaitement rôdé : production à bas coût dans des pays à faibles régulations sociales et environnementales, renouvellement accéléré des collections, et incitation constante à l’achat par les prix bas et le marketing agressif.
Des enseignes comme Zara, H&M ou Primark ne sont pas en marge de ce système : elles en sont le socle historique. En intégrant des cycles de production de plus en plus courts – parfois moins de deux semaines entre la conception et la mise en rayon –, ces marques ont donné naissance à ce que les chercheurs appellent « la logique de l’obsolescence vestimentaire ». Un système de surproduction structurelle où 30 % des vêtements fabriqués ne seront jamais vendus.
Le texte initial : un cadre ambitieux
Conscients des dérives, les députés avaient d’abord dessiné un texte ambitieux. Le projet initial proposait une modulation du bonus-malus dans le cadre de la responsabilité élargie du producteur (REP), une interdiction des campagnes de promotion incitant à la surconsommation, et des exigences accrues de traçabilité environnementale pour toutes les entreprises du secteur textile.
Ce cadre global visait non seulement les nouvelles plateformes chinoises, mais aussi les enseignes historiques de la fast fashion. Un rééquilibrage salutaire qui entendait aligner tous les acteurs sur un socle minimum de responsabilités environnementales.
Un périmètre resserré qui interroge
Mais au fil des discussions parlementaires, la portée du texte s’est réduite à peau de chagrin. En commission au Sénat, la définition de la fast fashion a été circonscrite à l’ultra fast fashion, excluant de fait la quasi-totalité des enseignes physiques de grande distribution.
Résultat : seules des plateformes comme Shein et Temu seraient concernées. Or ces dernières ne représentent qu’une part minoritaire du marché textile français – autour de 3 à 4 % selon les estimations du cabinet Kantar. À l’inverse, les grands distributeurs traditionnels continueraient leurs pratiques sans contrainte nouvelle.
L’approche est d’autant plus paradoxale que Shein, bien que décriée pour ses conditions de production opaques, a introduit un modèle dit « à la demande », qui limite la production initiale à quelques centaines d’exemplaires par produit. À l’inverse, les géants historiques produisent en masse des collections entières, dont une grande partie est ensuite détruite ou bradée.
Une efficacité environnementale en question
Le ciblage de l’ultra fast fashion interroge sur l’efficacité réelle de la loi. Car en se concentrant sur les effets visibles plutôt que sur les causes structurelles, le texte risque d’aboutir à un résultat cosmétique. Une sorte de réponse politique à forte valeur symbolique mais à faible impact mesurable.
« Nous sommes face à un contresens réglementaire », alerte une source proche du dossier. « On cible les acteurs qui, paradoxalement, sont ceux qui gaspillent le moins, au détriment des modèles industriels classiques qui sont responsables de la majorité des émissions. »
D’autant que selon les chiffres de l’ADEME, l’impact environnemental d’un tee-shirt dépend à plus de 70 % de ses conditions de production (matières premières, teinture, transport), et non du canal de distribution ou du prix de vente.
Une stratégie industrielle à revoir
L’enjeu dépasse la simple question d’éthique ou de marketing responsable. Il touche au positionnement stratégique de la France face à un secteur globalisé où la compétitivité s’est souvent construite au détriment de l’environnement et des travailleurs.
Une loi bien construite pourrait offrir un levier puissant pour soutenir les filières locales, encourager la relocalisation de la production textile, et accompagner les marques françaises vers des pratiques plus durables. À condition de ne pas en réduire l’ambition au nom de la simplicité politique ou de la stigmatisation facile.
Quelles pistes pour une relance cohérente ?
Plusieurs pistes sont sur la table pour élargir l’ambition du texte :
- Élargir la définition légale de la fast fashion à l’ensemble des modèles fondés sur des cycles courts de renouvellement des gammes.
- Imposer une obligation de transparence environnementale et sociale sur toute la chaîne de production, quel que soit le canal de vente.
- Renforcer les obligations de traçabilité imposées par la loi AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire).
- Proposer des incitations fiscales pour les marques développant des gammes éco-conçues ou produites en France.
Une occasion à ne pas manquer
Le texte sur la fast fashion est la première grande tentative parlementaire pour encadrer un secteur textile longtemps resté hors des radars de la régulation environnementale. Mais une loi trop ciblée, trop étroite, manquerait son objectif. Elle risquerait d’alimenter la défiance sans régler les problèmes.
À l’heure où la France revendique un rôle moteur dans la transition écologique européenne, la régulation de la mode n’est pas un détail cosmétique. Elle est un test de cohérence. Ne pas le réussir serait un aveu d’impuissance face aux défis du siècle.
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